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La biomasse, ça n’existe pas

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Ce texte a été écrit en réponse et en référence au projet d’usine à pellets de Bugeat-Viam, qui se propose de créer en plein coeur du plateau de millevaches une unité de production d’un équivalent du charbon à partir du bois vert

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J’ai grandi à quelques dizaines de kilomètres de Limoges, dans une commune à peine plus grande que Bugeat. Dans mon village il y avait une usine. En primaire, au collège, personne ne pouvait vraiment dire ce qu’elle fabriquait. « Des joints »... mais des joints pour quoi faire, pour servir à quoi ? Ça avait à voir avec les bagnoles, même si on voyait pas bien en quoi. Pour nous les gosses, le mystère était presque total. Tout ce qu’on savait, c’est qu’il fallait en être fier. Les parents de certains d’entre nous y travaillaient, l’une était cantinière à la cafet’, l’autre manutentionnaire, etc. En grandissant, certains des camarades de classe pourraient même y trouver un poste en interim.

Derrière l’usine, il y avait la grande route. La nationale chargée de camions à toute heure de la journée, connue pour ses accidents mortels. L’axe Limoges-Poitiers, la RN147, 3000 poids lourds par jour en moyenne. Des villages qu’on ne connaissait que parce qu’elle les traversait, où la route rapide longeait des façades rendues grises par les gaz d’échappement : des villages gris et tristes. On se demandait en les traversant s’il était possible de sortir de chez soi sans se prendre un rétroviseur en pleine tête, tellement les trottoirs étaient étroits. On n’aurait pas voulu y vivre.

Au bout, vers le sud, Limoges. « La ville », accessible aussi en train, où travaillaient la plupart de ceux qui n’étaient pas à l’usine à joints, où l’on pouvait faire les grandes courses et aller au cinéma. Au Nord, Bellac, traversée en son cœur par la nationale. J’y fus lycéen en me demandant ce que ça voulait dire, un lycée rural – on savait juste que ça, il n’y avait pas lieu d’en être fier. On se rassurait en se disant qu’un lycée rural, c’était plutôt à La Souterraine.

Une terre où poser l’ancre

Voilà : un grand bourg de « zone rurale », une usine, des camions, des promesses de développement. Et dans toutes les directions, la campagne. Les champs, la forêt, les lacs, les villages. Les monts de Blond, les monts d’Ambazac. Des châtaigniers, des chênes, des frênes, des hêtres, des automnes magnifiques. Des tracteurs et de la paille, des rivières et des paysans, du granit et des champignons, de la neige l’hiver sur les hauteurs. Des pierres branlantes et des bonnes fontaines. Des marrons grillés dans les poches pour le goûter.

J’ai grandi dans un coin de pays qui tournait le dos à ses racines paysannes et concentrait ses efforts pour accéder au développement urbain. Mais aujourd’hui, vingt ans plus tard, il n’est devenu ni l’un ni l’autre : juste une zone tampon qui n’en fait jamais assez pour être vraiment attirante, et dont l’essentiel de l’équilibre tient à la présence de l’usine, qui est sa dernière fierté. Même si les emplois, à l’usine, ça va ça vient. Il y a des plans de licenciement qui font des articles dans les journaux, des histoires de repreneurs, de nouveaux plans de développement, de négociations avec les élus, d’emplois sauvés, d’emplois perdus. Un peu comme à la Souterraine, en vérité.

Aux alentours, il y a toujours la campagne vieillissante. Celle dont il n’y a pas lieu d’être fier, à part pour observer la nature et pour aller au lac. Celle qui représente le passé et les anciens, ceux qui se faisaient taper sur les doigts quand ils parlaient patois à l’école – cette même école où la génération suivante, celle de ma mère, celle qui déjà ne parlait plus, se rendait encore à pied. « Tu sais que dans le temps, rien que dans le bourg, il y avait 22 bistrots ? »

Ça ne vous rappelle rien ? Une campagne vieillissante, des bistrots qui ferment, une usine qui s’installe ? Mon coin de campagne tourné vers les grands axes, je l’ai quitté pour la montagne limousine. Je l’ai quitté parce que je cherchais une campagne qui soit valorisée et non dénigrée. Parce que je voulais trouver un territoire qui refuse de mourir, qui refuse de se vendre à des investisseurs qui le feraient entrer dans le grand jeu de la mondialisation économique en prétendant que c’était là son salut. Et cette campagne, je l’ai trouvée ici, dans les collines du « plateau », avec ses moutons, ses scieries, ses fours à pain, ses cochons qu’on transforme entre amis, ses champignons, son miel, et sa solidarité montagnarde. Avec sa forêt et ses rivières qui m’en rappellent d’autres.

Et surtout, je l’ai trouvée avec ses habitants qui savent encore que c’est là sa vraie richesse. Des jeunes et des moins jeunes, des « revenants » et des « installés », des immigrés d’Angleterre et des réfugiés de Turquie. Des avec ou sans enfants, qui cherchent à maintenir ou à inventer des formes de vies non soumises au bon vouloir d’un patron ou d’un banquier, et qui sont bien décidés à faire vivre ce pays sans s’en laisser conter. Des gens qui savent encore, ou qui ont appris, que la terre des montagnes est peut-être pauvre, mais que quand on la préserve, elle peut nourrir ses gens et ses bêtes, donner ses myrtilles et ses arbres, gélifs ou pas. Beaucoup d’entre eux vivent avec moins de 500 euros par mois, même pour ceux qui ont des aides financières, et ils ne s’en sortent que parce qu’ils comptent plus sur la terre et la solidarité que sur leur compte en banque. Et qu’ils partagent le peu qu’ils ont.

Cette terre est pauvre, mais elle résiste. Elle existe. Ses habitants aussi.

La biomasse, ça n’existe pas

Mais la biomasse, ça n’existe pas. Il n’y a que des financiers et des aménageurs pour dire le contraire. La biomasse, c’est le nom qu’ils ont inventé pour désigner ce qu’ils veulent passer au broyeur pour le transformer en marchandise. C’est le nom qu’ont créé, avec leurs armées d’ingénieurs déracinés, ceux qui veulent « faire écolo » à l’heure où la planète crève de leurs méfaits et de ceux de leurs semblables. Pourtant l’écologie non plus n’existe pas sans le monde et les communautés humaines qui lui donnent du sens – et ce monde ne peut pas être, et n’a jamais été, celui de l’industrialisation à tout-va et de la mondialisation marchande. Le monde crève des ambitions de ces industrieux friqués plus ou moins philanthropes, il crève de la production de bagnoles et de l’extraction infinie de matières premières bonnes à assembler des machines-béquilles « démocratisées » qu’on balancera dans deux ans en laissant derrière nous des kilotonnes de déchets aussi peu recyclables que les montagnes de pneus amoncelés sur le précédent projet industriel de la zone industrieuse de Bugeat, aussi peu recyclables que le continent de plastique qui s’étend désormais dans le Pacifique Sud, aussi peu recyclables que les déchets nucléaires qui s’entassent déjà à Bessines-sur-Gartempe et qu’on ira peut-être un jour enterrer à Bure pour l’éternité – ou jusqu’à ce que les générations de l’oubli les découvrent. Le monde crève, et les gens crèvent avec lui, et avec les ambitions de tous les bien assis qui prétendent... qui prétendent, et qui prétendent encore, y compris s’il faut se parer au passage d’un peu de recyclage ou d’un peu de « valorisation » d’une « source de revenus » auparavant négligée. Est-ce que quelqu’un sait encore que les terres que nous bombardons aujourd’hui d’engrais et de monocultures forestières, et qu’on parle aujourd’hui de priver de leur dernière « biomasse », doivent leur modeste fertilité à un processus qui a débuté à l’époque des dinosaures ? Est-ce qu’on n’a pas assez dit et observé que notre espèce est en train de provoquer la sixième grande extinction du vivant, alors que nous sommes liés à lui jusque dans la digestion de la dernière de nos crottes ?

Des projet comme celui de CIBV ne sont pas l’ultime chance d’un pays qui se meurt, mais son ultime dépossession. Celle au cours de laquelle des usages du monde tournés vers une certaine autonomie, avec leurs gestes et leurs pratiques singuliers, sont peu à peu remplacés par d’autres, détachés de tout usage propre, normalisés à grande échelle, soumis aux cours mondiaux de la bourse et de ses « matières premières ». À la limite ce n’est même pas une question d’industrie : certaines scieries du « plateau », elles aussi génératrices d’emploi, n’ont sans doute pas grand-chose à envier aux technologies de M.Gaudriot. C’est avant tout une question de rapport au monde. Et l’extractivisme des financiers n’est pas un rapport au monde, sinon comme prédation du monde, qui prétend aujourd’hui s’intéresser au notre.

À la croisée des chemins

Nous sommes à la croisée des chemins. On peut se dire que tout n’est plus que biomasse et marchandise, et qu’il n’y a qu’à le brader en échange d’un poignée d’emplois subordonnés qui permettront de vivoter quelques temps encore... jusqu’à la prochaine crise. Ou bien on peut se dire que tout est déjà là, et qu’il n’y a qu’à le choyer pour faire revivre ce territoire.

J’ai appris ces jours-ci qu’à dix kilomètres de mon ancien village, des jeunes ont repris un bistrot et organisent des soirées. Ils sont d’ailleurs loin d’être les seuls, et on entend depuis quelques années que des groupes de jeunes et de moins jeunes, de nouveaux arrivants ou de revenants, recommencent à s’intéresser aux « campagnes vieillissantes » de la Haute-Vienne, de la Creuse, de la Corrèze, et même d’un peu partout dans l’Hexagone. Dans cette petite bande-ci, il y a quelques éleveurs. Ceux de Bellac commencent à les fréquenter, parce qu’ils ne trouvent pas ce qu’ils cherchent à la ville, dont les commerces ferment d’ailleurs un à un. J’ai appris aussi que leur petite bourgade est également aux prises avec un grand projet d’usine, qui se pare de transition écologique et capte les fonds publics en grandes quantités tout en menaçant de générer de graves nuisances et d’abîmer leur bout de territoire.

J’irai sans doute saluer bientôt nos voisins haut-viennois. On causera du pays... et de ce qu’il devient.

Tonio, « petit lemosin » attristé par le mépris des bien assis


P.-S.

Cet article a été publié dans le dernier numéro du journal IPNS