Se Connecter

Inscription

D’une printannière « insurgence »

|

Article presque « à chaud », sur le mouvement social encore en partie en cours qui donne des pistes de réflexion et d’action, ni magiques ni formatées, mais ouvrant des chemins buissonniers à suivre pour le futur proche, en s’inspirant des pratiques élaborées ces mois derniers. Il est extrait d’une excellente revue A contretemps, « Bulletin de critique bibliographique » libertaire en ligne après de longues années d’existence sur papier.

Sitôt passé, l’événement n’a de devenir que dans sa remémoration critique. En sachant qu’il y a des critiques qui liquident au nom de vérités intangibles, elles-mêmes jamais remises en question, et des critiques qui sauvent ce qui mérite de l’être de l’événement. Cet étrange printemps des convergences ratées ne fait pas exception. Il nous occupa en tout cas assez pour mériter l’examen, seul capable de donner une suite à nos raisons d’en avoir été. À notre place, modeste, mais partout où sourdaient des colères.

Bataille du rail et voie de garage

L’on se tromperait sans doute à chercher ici ou là les causes d’un échec qui s’inscrit dans le moment même où les instances cheminotes adoptèrent cette absurde stratégie d’une grève à épisodes, perlée d’incohérence. Il est de peu d’intérêt d’entrer ici dans les raisons qui motivèrent ce choix. Elles tiennent pour l’essentiel à cette idée, elle aussi absurde, que la mobilisation se décrète et s’organise sans lui laisser la moindre chance de se nourrir elle-même de ses propres impulsions et pratiques collectives. Il n’est bien sûr pas dit qu’une grève active, directe et reconductible eût donné d’autres résultats que ceux que l’on connaît, mais il est certain que celle choisie ne pouvait mener que sur une voie de garage. Démotivante, contournable, démobilisante, individualisante, elle restera un cas d’école de l’ineptie bureaucratique. Tant qu’on en a la capacité, on ne bloque qu’en bloquant, et sans trêve.

Quiconque assista à une assemblée générale ouverte de grévistes, surtout aux premiers jours du conflit, sait que la méthode fut immédiatement contestée, mais sans volonté assumée ni capacité réelle de débordement des instances. Le fait mérite d’être noté parce qu’il situe, au cœur même du dispositif de blocage cheminot, l’une des caractéristiques de ce printemps apparemment offensif : son attrait certain, mais souvent fantasmatique, pour la perspective d’un dépassement.

Du point de vue du « gauchisme », et ce qu’elle que soit la version qu’on en retienne ou les emblèmes qu’il affectionne, les « bases » seront toujours plus radicales que leurs directions. C’est là son côté essentialiste, mais aussi sa raison d’être. On y verra surtout le fondement d’une erreur récurrente d’analyse, la « base » n’existant comme « base » que quand, par une dynamique propre et des pratiques de sortie du cadre imposé, elle parvient à se passer organiquement de ses directions, à se parler sans intermédiaires, de soi à soi, entre égaux, à agir comme sujet d’une lutte qu’elle seule peut mener. Une « base » qui, convenons-en, a disparu comme telle de l’histoire récente des luttes sociales. Il faut en effet remonter au milieu des années 1980 pour trouver les derniers échos d’une sécession de ce type dans la floraison de « coordinations » – de cheminots, d’infirmières, de postiers –, conçues comme associations temporaires refusant de se laisser déposséder par les bureaucraties syndicales de la construction de situations ouvrant, à la base, sur de réelles convergences dans les luttes. Ces « coordinations » furent sans doute le dernier feu d’un mode d’action qui puisait, dans ce qu’il eut de meilleur, à « l’esprit » de mai 68 et, au-delà, à l’ancienne tradition de l’autonomie ouvrière.

Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous le pont des défaites, et la mémoire même de ces « coordinations » s’y est noyée. Comme toute mémoire qui ne se cultive pas. Cette évanescence de la mémoire historique demeure sans doute l’une des clefs pour comprendre pourquoi les révoltes de notre temps sont orphelines. L’écho de leur passé, même proche, ne porte plus, ce qui ne retire rien à la légitimité des nouvelles, mais explique leur déconcertante aptitude à finir dans l’impasse où, privées d’histoire, leur courte imagination les pousse. Et ce fut encore une fois le cas. Il n’y eut, chez les cheminots en lutte, aucune capacité réelle à sortir du cadre imposé. On le contesta, pour sûr, mais sans chercher à en imposer un autre, horizontal, décisionnel et souverain. Entendons-nous bien : il y eut des volontés d’ « insurgence », une sorte de « cortège de tête » de la résistance cheminote qui, parfois, fit masse, notamment dans les actions de rue, mais il n’y eut pas sécession. Parce qu’il n’y eut pas volonté de coordination autonome, création d’une communauté dotée d’intelligence stratégique et, par là-même, capable, dans la lutte, de faire que convergent, sur d’autres rivages que celui de la seule théâtralité, les nombreuses colères orphelines qui cherchaient à faire bloc sans y parvenir.

Peut-être était-ce trop attendre des cheminots ? C’est possible, mais leur centralité dans le dispositif de blocage – non pas des flux, mais de l’économie – leur conférait encore une force pour peser, de manière encore décisive, sur le retrait d’une loi dont le véritable objectif, ils l’ont d’ailleurs vite compris, était de les ramener au sort peu enviable du commun et, par effet induit, de les nier comme catégorie sociale faisant encore sujet collectif. L’objectif du pouvoir était aussi clair que la « stratégie » bureaucratique de résistance était floue. En rechignant, les plus déterminés des grévistes s’y sont ralliés, sans y croire pour beaucoup d’entre d’eux, par cette sorte d’atavisme que favorise la culture petitement syndicale, celle qui préférera toujours la « masse » manœuvrable à la « communauté » auto-instituée. Cette communauté – consciente de sa force, sûre de son combat, transversale dans ses intentions et capable de décider elle-même de sa lutte – n’est pas venue. Dès lors, la partie ne pouvait se conclure que par une déroute.

La suite à lire ici : http://acontretemps.org/spip.php?article666