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« Blues et féminisme noir », par Angela Davis

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« Blues et féminisme noir » explore l’œuvre de deux blueswomen, Gertrude Ma Rainey et Bessie Smith notamment à travers de larges extraits de leurs chansons.

L’originalité de la thèse d’Angela Davis est que, au-delà des paroles traditionnelles du blues qui paraissent prôner l’acceptation de son exploitation et la soumission à cet état de choses, c’est une vraie et inédite prise de paroles de femmes qui s’opère, mettant à jour leurs conditions de vie, la violence du racisme, la misère sociale, la brutalité des hommes, noirs ou blancs.

« On attendait des blues women qu’elles transgressent les normes définissant les comportements féminins orthodoxes. C’est bien pour cela qu’elles étaient adorées aussi bien par les hommes que par les femmes de la classe laborieuse noire. Le Wild Women Don’t Have the Blues (“Les femmes sauvages n’ont pas le blues”) de Ida Cox est devenu la plus célèbre évocation de la femme indépendante et anticonformiste. L’expression wild women est même pratiquement devenu le surnom des reines du blues. »

En analysant et en contextualisant les paroles de leurs chansons, Angela Davis met en évidence les prémices du féminisme noir et les signes avant-coureurs des grandes luttes émancipatrices à venir. Elles étaient des femmes libres, « noires, bisexuelles, fêtardes, indépendantes et bagareuses ». Leurs chansons prônent une sexualité féminine libre et assumée, y compris dans l’homosexualité (« Women loving each over and they don’t think about no man », « les femmes qui s’aiment entre elles et qui ne pensent pas aux hommes », Bad Girl Blues), appellent à l’autonomie des femmes aux lendemains de la période esclavagiste, en revendiquant avec détermination l’égalité de « race » et de genre. En n’hésitant pas à s’y opposer parfois physiquement comme Bessie Smith, qui affronta et expulsa des membres du Ku Klux Klan venus perturber un de ses concerts un soir de juillet 1927.

A côté de la très connue et explicitement sociale Strange Fruit, elles nous montrent qu’à travers certaines paroles qui peuvent paraître celles de femmes soumises c’est toute une révolte intérieure qui s’exprime au grand jour face au machisme de la société y compris dans la communauté noire. C’est une mise à nu des conditions des femmes prolétaires noires des années 1920-1930.

Un dernier chapitre est consacré à Billie Holiday et la question sociale dans ses chansons.

Un CD avec des enregistrements inédits complète ce livre.
Aux éditions Libertalia.

Quelques extraits de chansons :

« I’ve got a disposition and a way of my own
When my man starts kicking, I let him find another home
I get full of good liquor and walk the street all night
Go home and put my man out if he don’t treat me right
Wild women don’t worry, wild women don’t have the blues »

J’ai mon caractère et ma propre manière de faire
Quand mon homme commence à taper je le laisse trouver un autre foyer
Je suis pleine de bon alcool et je marche dans les rues la nuit
Je rentre et je mets mon homme dehors s’il ne me traite pas bien
Les femmes sauvages ne s’en font pas, les femmes sauvages n’ont pas le blues.

Wild Women Don’t Have the Blues

« He’d taken advantage of my youth, and what you inderstand
So wait awhile, I’ll show you, child, just how to treat a no-good man
Make him way at homewash and iron
Tell all the neighbors he done loste his man »

Il a profité de ma jeunesse tu peux le comprendre
Attends un peu, petite, je vais te monter comment traiter un mauvais homme
Fais-le rester à la maison, à laver, à repasser
Dis à tous les voisins qu’il a perdu la tête
Safety Man

« Mister rich man, rich man, open up your mind and heart
(…)
While you’re living in your mansion, you don’t know whathard times means
Poor workin’ man’s wife is starving, your wife’s living like a queen. »

Monsieur le riche, homme riche, ouvre ton cœur et ton esprit
Tu vis dans ta belle demeure, tu ne sais ce que veut dire vivre de durs moments
La femme du pauvre meurt de fin, ta femme vit comme une reine.
Poor Man’s Blues

Sur le blues et le jazz :
« Le peuple noir avait une une incroyable et terrible histoire à raconter, mais la répression et la censure lui interdisaient de l’exprimer explicitement. Le jazz est une musique de contestation contre la discrimination et Jim Crow [du nom donné aux lois instaurant la discrimination raciale]. Il exprime la colère inspirée par les lynchages, par l’esclavage direct ou indirect, une rancœur envers la pauvreté. Il exprime l’espoir et le combat pour la liberté, la vitalité qui permet à un peuple d’arracher de la joie à la misère. Il affirme la volonté d’êtres humains à surmonter les difficultés qui les broient. »
Sidney Finkelstein, Jazz a People’s Music.


P.-S.

Angela Davis s’est beaucoup impliquée dans le mouvement de libération des Noirs et le féminisme. Membre du Parti communiste américain et des Black Panthers, elle fut emprisonnée 22 mois suite à une accusation de complicité dans une tentative d’évasion de trois prisonniers dont Jonathan Jackson, le jeune frère de George Jackson, un des « Frères de Soledad », qui se solda par la mort des évadés et d’un juge pris en otage. Elle fut finalement acquittée et continua la lutte pour l’émancipation sociale ainsi qu’une carrière universitaire qui la mena au poste de directrice du département d’études féministes de l’université de Californie.