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En attendant l’acte IX

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Limoges, samedi 5 janvier. Nous arrivons à 10 heures sur le parking de Géant pour répondre à l’appel d’un des groupes de Gilets jaunes de Limoges. Pour qui ne saurait pas que les GJ ont fixé un rendez-vous ce jour-là, la présence d’un certain nombre de fourgons de police à l’entrée du parking suffirait à faire comprendre qu’il se passe quelque chose...
Les participants au rassemblement arrivent peu à peu, leur nombre dépasse enfin celui des flics, qui nous toisent depuis leurs véhicules. On comprend vite qu’il s’agit de se retrouver pour partir ensemble ailleurs : un peu avant 11 heures, tout le monde en voiture, et en route pour le rond-point de Grossereix !

Sur place, quelques dizaines de personnes sont déjà réunies sur la butte qui domine le rond-point, là où trônait encore il n’y a pas si longtemps la cabane des GJ de Grossereix. Des croix rendent hommage aux GJ décédés depuis le début du mouvement. Les participants continuent d’arriver, de nombreux véhicules klaxonnent, les uns et les autres se saluent, une table sera dressée un peu plus tard pour un banquet partagé. Les policiers, de leur côté, continuent de surveiller ce qui se passe depuis leurs véhicules garés sur les bas-côtés du rond-point, l’air aussi sympathiques que d’habitude : cagoules, boucliers, gazeuses à main... une histoire circule même, à un moment, selon laquelle ils viendraient de verbaliser une jeune qui aurait traversé devant eux en-dehors des clous.

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Une fois le nombre suffisant de participants atteint, l’idée est proposée de défiler sur le rond-point en bloquant les axes. On entame une série de plusieurs tours de rond-point, laissant presque à chaque fois un petit groupe de personnes en barrage filtrant devant les accès du carrefour. La police fait mine de ne pas trop laisser faire, dégageant les plots ou barrières qui ont été posés lorsqu’ils ne sont pas défendus. Puis on décide de traverser le pont pour aller faire quelques tours de l’autre côté. Notre présence bloque la circulation entre les deux ronds-points, elle la ralentit seulement pour les véhicules qui ne s’engagent que sur une partie du carrefour. On plaisante en se disant que les flics sont bien emmerdés à garder leur rond-point de l’autre côté du pont, et qu’on s’amuserait de les voir débarquer sur le deuxième avant qu’on ne le quitte pour retourner au premier... Le petit jeu dure un moment, puis il est proposé de marcher jusqu’au rond-point d’entrée du Family Village. Sur la route, dans une friche du bas-côté, nous croisons un tas de pneus opportunément abandonnés là. Une chaîne se met en place, les pneus passent de main en main pour aller bloquer plusieurs axes du rond-point, celui qui mène au Family Village, et ceux qui mènent à l’autoroute ou en proviennent. Nouvelle station sur place, qui sera à son tour abandonnée au bout d’un moment tout en laissant les pneus bloquer les voitures (ce qui forcera quelques conducteurs à descendre pour rouvrir le passage).

De retour à notre point de départ, le banquet est servi. Certains parlent d’aller ensuite en centre-ville pour rejoindre l’appel à se retrouver à 14 heures ; d’autres font savoir qu’ils n’iront pas, la page Facebook qui y appelle étant tenue par le fameux Lechevallier, candidat FN aux dernières législatives. Une « gilet jaune », d’origine maghrébine, fait savoir qu’elle pense qu’il ne faut pas s’arrêter à ça, ni présumer de rien : ce n’est pas parce que le type qui appelle est un FN que les gens qui vont venir au rassemblement le seront aussi... Un petit groupe ira tester pour nous : arrivés à la gare à 14 heures, ils ne pourront faire autrement que de se détourner du rendez-vous dès les premières phrases, en réponse aux propos franchement réacs du principal organisateur. Ce qui ne dit toujours pas grand-chose sur l’opinion des autres participants, mais qui laisse peu de doute quant à certaines tentatives de récupération du mouvement !

Quant à ceux qui sont restés au rond-point, ils se mettent en branle vers 14 heures : tous en voiture, direction Razès par l’A20, pour une opération escargot. Razès, 20 km à 20 km/heure : une heure (et quelques tags « Macron démission » sur le bas-côté) plus tard, nous arrivons à la sortie visée. Traversée du pont, retour en direction de l’autoroute, opération escargot dans l’autre sens : on aperçoit sur la file opposée le bouchon de plusieurs kilomètres que nous venons de provoquer dans l’autre sens. Et enfin une heure plus tard, nous voilà de retour à Grossereix. On constate que la police force les véhicules à sortir là, puisque des gilets jaunes piétons sont maintenant sur l’autoroute. Les voitures vont se garer, les GJ en descendent et viennent grossir les rangs des bloqueurs. Nous sommes bientôt plus d’une centaine, soutenus par d’autres GJ qui nous hèlent du haut du pont, et par quelques gamins qui crient « Allez les Gilets jaunes » depuis les bas-côtés.

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La circulation est bientôt bloquée par la police dans le sens opposé, de crainte sans doute que des GJ se jettent sous les véhicules qui continuent d’y circuler. Et bientôt, on voit s’amasser sous le pont une petite vingtaine de silhouettes sombres, sans gilets. Au bout de 10 minutes, ces policiers bardés de leur équipement commencent à se diriger sur nous. Arrivés à 15 mètres, l’un d’entre eux se détache du groupe : « Nous vous demandons de libérer les voies ! Obtempérez ! Nous allons faire usage de la force ! » Seuls des invectives leurs répondent. « Première sommation ! Nous allons faire usage de la force ! Deuxième sommation ! Troisième sommation ! » Le gradé retourne dans le rang, et un de ses sbires envoie une cartouche de lacrymos rouler au sol. Les GJ qui avaient pris de quoi se protéger s’équipent. La cartouche libère ses palets fumants. Le vent renvoie toute la fumée vers les policiers. La plupart des GJ s’esclaffent, d’autres renvoient les palets à coups de pieds, d’autres commencent néanmoins à s’écarter des voies.

Une fois la fumée partie, on se regarde en chiens de faïence, les uns et les autres toujours au milieu des voies. Les policiers jettent d’autres lacrymos, avancent vers nous, les gens les contournent par le bas-côté et reviennent sur les voies dans leur dos. On se regarde à nouveau en chiens de faïence, quelques policiers dispersés au milieu des dizaines de GJ : il est désormais clair qu’ils n’ont pas assez d’effectifs pour nous virer !

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La situation durera ainsi plusieurs dizaines de minutes, jusqu’à ce que les policiers, à force de prétextes, d’insistance, et d’un niveau de détermination assez relatif (il commence à faire froid), obtiennent que la voie de gauche soit libérée. La circulation y reprend bientôt à vitesse réduite, policiers et manifestants empiétant toujours un peu sur la voie, le gradé en charge des opération répétant çà et là dans son talkie-walkie : « Non, tout va bien, nous n’avons aucun besoin particulier. La seule chose qu’il nous faut c’est des effectifs. Des effectifs ! » Ceux-ci n’arriveront jamais, à notre grand amusement. La grande majorité des voitures, tout comme celles de la voie opposée, klaxonnent ou font des signes de soutien en passant (parmi quelques doigts d’honneur, il faut aussi le relever). On observe le bouchon de plusieurs kilomètres qui s’est constitué en amont, la reprise de la circulation au pas n’ayant qu’un effet limité sur la congestion des automobiles.

Les minutes passent encore, le froid se fait de plus en plus sentir, la plupart des GJ sont maintenant sur le bas-côté, d’autres sautillent sur place pour se réchauffer et saluent chaleureusement les voitures. Et puis à la nuit tombante, le mot circule : « Allez, on remonte sur le rond-point. » Inutile d’insister, l’action a eu l’effet escompté, on peut aller se mettre au chaud. Les gens remontent un à un, et s’agrègent à nouveau sur le carrefour de Grossereix, qui s’en trouve bloqué à son tour. Deux manifestants espiègles se saisissent d’une pancarte publicitaire installée non loin de là, et commencent à l’appuyer sur un des véhicules de police : « Poulets fermiers tous les vendredis matin. » Hilarité générale, les smartphones capturent la scène, d’autant plus amusante que l’arrière-plan a changé : le véhicule est parti, mais c’est une quinzaine de policiers en armure qui l’a remplacé – et aucun d’entre eux n’a pu voir le message au recto du panneau...

Tombée de la nuit. Pot de l’amitié autour d’un brasero sur la butte. Départs successifs, le sourire au lèvres : on dirait que l’acte VIII a bien été synonyme de nouvel élan pour le mouvement. Sur la route du retour, nous apprendrons que les rassemblements ont été nombreux et bien plus suivis que pendant les fêtes, et que sur la seule ville de Limoges, près de 800 personnes se sont à nouveau mobilisées.

Le mouvement des gilets jaunes a trouvé son second souffle, et cette fois, les médias aux ordres ne peuvent que s’incliner.

Alors rendez-vous pour l’acte IX !