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Texte de réflexion de grévistes caennais

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Des grévistes non encartés caennais font une analyse de la séquence actuelle contre la réforme des retraites en cinq « thèses ». Il y a des réflexions intéressantes même si des nuances sont à apporter selon les contextes locaux.

Le mouvement est à présent plus long que celui de 1995. Mais l’histoire ne se répète pas. Les temps ont changé et les comparaisons avec 1995 sont absurdes. Cette grève qui se mène depuis le 05 décembre ne s’inscrit pas dans les pas de son aînée de 25 ans, mais dans un cycle ouvert depuis le printemps 2016. Depuis 1995, le poids du monde syndical n’a plus rien à voir, celui de la sociale démocratie non plus, et la précarisation du contrat de travail est maintenant le régime ordinaire du salariat. Dans ces conditions, la grève qui se joue n’a plus pour ambition de sauvegarder des droits arrachés au capital par la menace des armes au sortir de la 2e guerre mondiale ; elle n’a pas non plus simplement l’ambition de relever la tête qu’on ne cesse de nous maintenir sous l’eau depuis 20 ans : elle est un moment de la reconstitution d’une force de reconquête…

En 2016 les directions syndicales et leurs organisations des petits tours en ville une fois par mois ont été mis à l’amende par la foule hétéroclite qui composait les « cortège de tête ». Espace festif et véritablement offensif, le cortège de tête ne reprenait pas à tue-tête « Ou alors ça va péter », il en avait la pratique. De manif sauvage en débordements de parcours, ce qui a explosé c’est le consensus de la défaite, « nous ne perdrons plus sans nous battre ». Depuis le 17 novembre 2018, le mouvement social s’est totalement affranchi des logiques du mouvement social de ces 30 dernières années. La « journée d’action » ? Fin de la blague… Le mouvement ne peut plus se permettre de croire que la menace est un préalable à la négociation ; s’il devait y avoir négociation elle ne pourrait qu’être la supplication de nos adversaires. Et ce, non parce que nous sommes tout puissant, mais parce qu’ils ne considéreront notre puissance que lorsque son contrôle leur échappera.

Comment comprendre autrement le crachat que le gouvernement lance actuellement sur la CFDT. Quand le servile Laurent Berger se croit fort de sa « crédibilité au compromis », de son « sens de la responsabilité », ces mots-là ne servent que le pouvoir, et ce dernier n’a plus besoin de chien comme porte-voix. Séparé radicalement de ceux qu’il prétend gouverner, le pouvoir ne s’adresse plus à nous, il nous ordonne, il nous commande, il nous nie en tant qu’égaux. Le pouvoir capitaliste apparaît nu dans sa certitude : on suit ou on plie. « Vous n’obtiendrez rien » déclarait Aurore Berger, porte-parole de LREM en face d’un représentant syndical CGT. Personne n’obtiendra rien, il nous faudra tout arracher.

Le mouvement est fort de 5 semaines de grève reconductibles en certains endroits. Du jamais vu depuis des lustres. Les lustres, c’est en ces termes qu’on parle des jours des conquêtes sociales… « Nous nous battons pour garder ce que nos anciens ont gagné » entend-on parfois. Mais nous sommes les anciens de demain. Il nous faut aujourd’hui nous battre, au sens littéral, comme aucun mouvement n’a eu besoin de le faire ces presque 100 dernières années. L’état social, organisation de la misère, a su créer une classe moyenne suffisamment large pour que la paix sociale puisse sembler éternelle à une large part de la population. Mais les détenteurs du capital ne vivent pas de statut quo, leur vie ne se paye que d’une aggravation de notre misère. Si nous relâchons la peur que nous leur inspirons, ils plantent leurs crocs plus profondément dans notre cou. Alors, depuis 40 ans qu’à disparu la crainte d’un mouvement révolutionnaire, nous naviguons de défaite en défaite.

Les conquêtes à venir ne seront pas le fait de gros culs pleins de petits fours posés sur des chaises aux ministères. La grève retrouve aujourd’hui son sens plein. On bloque le sens établi et on reconstruit un sens possible. On a donc son avenir entre ses mains. On crée une communauté de lutte qui se fait véritable amitié et qui vaut plus que tous les spectacles dont on nous abreuve à longueur d’Hanouna. Ce qu’on crée, c’est la vie ensemble. Alors plus la grève dure et plus c’est la vie sociale entière qu’on veut changer et plus seulement une histoire de retraite. L’énoncé de cette révolte ne se contient plus. Les « parcours » organisés par la préfecture ne sont plus ressentis que comme une cage, la police est l’objet d’une détestation généralisée, d’une haine même, la justice s’est flétrie et il ne reste que les plus niais pour se croire encore dans un état de droit. L’IGPN est devenue une farce commune et les médias ne peuvent plus se déplacer en manif sans service d’ordre.

L’état de fait nous indique ce que nous n’osons pas encore nous avouer tous ensemble : les combats à venir seront sanglants. Celles et ceux qui croient au compromis, à la négociation, à l’importance d’une manifestation mesurée et pacifiée sont les agents conscients ou non du parti de l’ordre. Ce monde est mort il y a longtemps, la guerre qui nous est faite est à présent assumée et visible pour tous. C’est à ce titre qu’il nous faut analyser le mouvement en cours et penser les prochains.

Thèse 1 : La grève ne sera pas le fait d’une majorité.

Les différents partis au pouvoir se sont bien assurés, par la précarité qu’ils instaurent et par l’éclatement de la communauté au travail, que la grève soit un outil trop risqué pour les travailleurs. Elle ne sera massive que dans une situation qui est déjà insurrectionnelle. Seuls certains secteurs peuvent encore se permettre d’être massivement en grève et d’opérer une gêne conséquente pour la production et circulation des marchandises. La grève peut donc être appuyée d’au moins deux façons. D’abord par un soutien financier et moral aux grévistes, caisse de grève qu’il nous faut maintenir et grossir en dehors des temps de mobilisation, organisation de fêtes, d’animations, distribution de bouffe, bref : faire vivre la grève comme un temps désirable de la communauté en lutte. Ensuite il nous faut soutenir effectivement la grève par une attaque sur les marchandises, sabotage des engins de chantiers puisque le bâtiment ne peut participer à la grève, sabotage des lignes de chemins de fer quand les grévistes viennent à y manquer, destruction des radars, des antennes relais, blocage des flux, bref, de tout ce que notre imagination et nos connaissances sauront nous indiquer. Construire ces luttes, ces débordements du « jeu » institutionnel qu’incarnent encore celles et ceux qui croient ou veulent faire croire à la légitimité de nos instances de représentations impose une composition avec les forces qui s’émancipent de ce « jeu ». Le seul socle dont on doive exiger qu’il constitue une politique commune préalable à l’entente dans cette composition réside en ceci : concéder la légitimité de ceux qui luttent à déterminer les conditions de la lutte. Gardons ce qui fit la force des Gilets jaunes : refuser les représentants, ne pas remettre l’action au lendemain et nous faire confiance...

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