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10 mai 2020 : respirer encore

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Tout a commencé par cette invitation du syndicat de la Montagne limousine à se retrouver le 10 mai, « une date pas plus ni moins arbitraire que celle du 11 », pour une marche convergente qui mènerait de trois bourgs différents jusqu’aux hauteurs du rocher de Clamouzat. Un lieu emblématique, au-dessus de la vallée de la Vienne, un affleurement granitique millénaire… au panorama récemment « restauré » par les lames aiguisées d’une tête d’abatteuse.

Départs

Récit en vidéo
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CE QUI A ÉTÉ...
[florent tillon->https://vimeo.com/user930546]

Il y eut bien peu de monde à Rempnat, les participants qui auraient pu arriver en voiture de bourgades proches ayant sans doute appréhendé les contrôles préventifs, ou l’orage annoncé. Les quelques-uns qui s’y sont trouvés sont vite allés rejoindre un autre des points de départ à Faux-la-Montagne, où ils ont trouvé un cortège conséquent. À Tarnac, c’est une cinquantaine de personnes qui se sont rassemblées, prêtes à parcourir sept kilomètres aux confins des trois départements limousins, à travers les routes, sentiers et crêtes de la petite montagne. Les pandores qui tournaient en voiture autour du point de départ s’arrêteront pour nous parler d’une vague histoire de mobylette abandonnée dans un fossé, et nous préciser avec un sourire forcé qu’ils « ne sont pas là pour nous verbaliser », et si vous voulez on peut même vous accompagner. Non merci.

Au départ de Tarnac, nous sommes accompagnés par deux éclaireuses à cheval, une bannière ornée d’une tique et d’un pangolin, et un détachement de marmots qui après avoir couru d’avant en arrière du cortège pendant les deux premiers kilomètres, se souviendra bientôt de ce que veut dire ménager sa monture. Ça monte, ça descend, le mauvais temps nous épargne, et quelques voitures pourront porter les jambes fatiguées sur les derniers kilomètres.



Arrivés au pied de la colline aux rochers, le petit parking est lui aussi rempli. En définitive, personne n’aura subi de contrôle d’attestation, même si les gendarmes auront cru utile, à Faux autant qu’à Tarnac, de tourner et retourner autour des points de départ. Nous avons eu raison de parier que les trois préfectures qui encadrent le secteur ne viendraient pas cette fois-ci nous chercher des microbes dans les bronches… Magali Debatte aurait-elle fini par craindre les retours de bâtons ?

Respirations

Après quelques centaines de mètres d’une nouvelle montée à flanc de coteaux, le cortège tarnacois arrive en entonnant quelques chants de circonstance.

Le CAC est mort (Canon)
Le CAC est mort, le CAC est mort
Le CAC est mort, le CAC est mort
Il ne dira plus « l’économie c’est la Loi »
Il ne dira plus que l’argent est roi
CAC-40, Nasdaq, on en a not’claque !
CAC-40, Nasdaq, on en a not’claque !

Au fond du bocage (Sur l’air d’Au fond d’une cave)
Au fond du bocage, on sort de nos cages_de nos appartements
Au fond du bocage, on sort de nos cages_niq’les gouvernements
Mais oui le printemps est bon, mais oui oh tête de con !
Pas de retour à la normaaaale !
Mais oui le printemps est bon, mais oui oh tête de con !
Devin’donc la fin d’la chanson !

Nous atteindrons l’esplanade granitique grande comme un terrain de foot (comme un hôpital de campagne ?!) pour y retrouver deux ou trois fois plus de promeneurs que n’en constitue notre propre cortège, dans le son aérien des quelques cuivres et accordéons qui ont accompagné l’intégralité de la marche partie de Faux-la-Montagne.

(une petite reprise au débotté)

Le pique-nique qui suit sera à peine perturbé par quelques gouttes de pluie, qui tombent en même temps que les dizaines de poignées de terre fertiles amenées par les uns et les autres pour constituer un inoculum voué à décupler les capacités d’adaptation des milieux où ce terreau aura ensuite été redistribué.

Inoculum

Toute une symbolique qui dit à coup de terres mélangées combien les habitant.e.s des lieux d’où elles proviennent sont décidés à rester liés, et à trouver ensemble une réponse à l’agression que subissent partout les milieux naturels. Ne serait-ce pas la richesse de la vie qu’il nous faut désormais « inoculer », plutôt que des virus ou des vaccins ? Trouver des manières de se rapporter à nouveaux frais au dehors, à cette vie microscopique qui est au fond la même que celle qui vient de plonger la planète entière dans une crise sans précédent.


Un vieil arbre, donc, à la lisière du massif granitique. En son pied, un trou. Dans le trou, chacun dépose une poignée de la terre la plus riche qu’il a pu trouver, si possible elle aussi prélevée au pied d’un vieil arbre – leurs racines sont réputées être en relation avec tout le milieu environnant. On alimente le mélange avec des céréales pour les sucres lents, du jus de pommes pour les rapides. Un bâton pour brasser tout ça, et chacun pourra repartir avec une poignée de cette terre autrement composée. On prendra soin d’en laisser au fond du trou, pour que chacun, lorsqu’à l’occasion d’un voyage il aura pu ramener une poignée d’une terre encore autrement faite, prélevée au pied d’un autre être centenaire, puisse en déposer à nouveau ; pour que cet arbre-là, à cet endroit-là, puisse à son tour accueillir puis répandre cette nouvelle source de vitalité. Chaque milieu naturel est un monde en soi, riche de sa diversité propre et des traces qu’elle diffuse et partage, toujours singulières et discontinues. Il s’agissait d’en rassembler quelques-unes pour s’enrichir encore, et voir ce qui s’en déploiera, à son rythme propre…
En écrivant ces mots, on se souvient qu’en grec le mot symbole indique le rassemblement de ce qui a été brisé. L’invitation à la marche parlait d’un serment, mais c’est plutôt par cette évocation humble et silencieuse que nous aurons commencé.

Voilà

Des kilomètres ensemble dans les sentes et les rochers, des chants et des cuivres, un pique-nique à presque 200 personnes, un geste d’hommage à la vitalité sans fausses barrières, quelques gouttes de pluie, beaucoup de conversations qui nous manquaient… et comme il se doit, enfin, une assemblée.

On y parle des ressentis des uns et des autres, des gamins qui garderont trace de cet épisode angoissant, des fragilités qui ont été mises à l’épreuve.
On y parle de la peur, et de la peur de la peur : celle des autres, celle du totalitarisme qui s’installe, celle du virus. Et de la nécessité de ne pas la laisser nous guider.
On y parle encore d’une approche méconnue du confinement, celle que produisent depuis toujours les nucléocrates, de ce petit livre antinucléaire paru fin 2019 dont un chapitre s’appelait prophétiquement « soyons inconfinables » (on peut trouver des extraits très intéressants ici), et des derniers projets néfastes (sous formes de nouvelles piscines à radiations dans la Loire) ourdis par les promoteurs de chaudières infernales.
On revient à nos contrées pour se demander ensemble comment nous saurons demain faire face à une éventuelle nouvelle épidémie avec nos propres forces et méthodes, avec ou sans confinement, mais librement.
On considère l’hypothèse probable selon laquelle un prochain exode urbain risquerait de nous confronter à de nombreuses arrivées nouvelles… seront-elles en demande de connexion très haut débit, coconfinées au cœur d’une nature fantasmée, ou à la recherche de rencontres avec ce qui se tisse ici ?
On parle donc du monde qui s’est déployé autour de nos confins, avec ses nouvelles modes de reconnaissances faciales et d’applications facultatives mais conseillées, de satellites Starlink et de 5G en sous-marin, et de ce à quoi nous devrons désormais faire face ensemble.
On évoque le drone qui nous a survolés au milieu du pique-nique, gros insecte noir apparu à toute vitesse, demeuré en vol stationnaire élevé pendant 10 minutes, et reparti aussi sec en direction de l’endroit où certains avaient vu plus tôt stationner une voiture de flics.
On envisage sérieusement un rendez-vous estival prochain, similaire au « camp d’été » qui avait rassemblé en juillet 2019 à Lacelle plus de 200 personnes déterminées à affronter ce monde tel qu’il va.
On y raconte encore les assemblées à Faux-la-Montagne, les samedis à 14 h 14 désormais sur la place du village, les tournées aux portes du voisinage pour prendre des nouvelles et échanger, et le fait que le confinement a été très relatif pour bien plus de monde que ceux que la rumeur qualifie d’habitude de « radicaux ».
Et on termine en se promettant de se retrouver encore, de se tenir encore, tant qu’il le faudra.

Salut à l’aube

Puis chaque cortège repart de son côté de la vallée, avec de grands « Salut ! » chaleureux. Sur le retour, les kilomètres et la saine fatigue. Encore quelques gouttes, de plus en plus grosses et nombreuses en attendant les saints de glace qui arrivent demain. Et enfin, des coups à boire pour fêter tout ça.

En occitan, lo clamouja signifie le chant du coq. Étrange aube que celle qui s’annonce... mais pour la voir nous serons debout.


P.-S.