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Nous n’occuperons pas (seulement) les théâtres : nous en inventerons des nouveaux

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Alors que les occupations de théâtres se multiplient en France, Jérôme Favre, metteur en scène, propose d’ouvrir l’offensive et de passer à l’étape suivante.

(Paru dans lundimatin#280, le 22 mars 2021.)

Plutôt que d’installer nos réalités malades dans les théâtres vides, de les coucher dans des duvets moites bordés par les directions complices, nous préférons déplacer nos fictions dans le réel, déployer nos mondes dans le monde, aspirer à l’augmenter de nos désirs et de nos rêves.

Nous n’avons que faire d’endroits qui se regardent jouer, se cognent dans les miroirs qu’ils ont installés pour mieux s’y admirer. Nous n’avons que faire d’une ré ouverture qui ne concerne qu’eux.

Les théâtres -ces théâtres - nous ont toujours été fermés. Irons- nous nous y enfermer ?

Et ça gênera qui ? Une fois ré ouverts, Braunschweig et consorts feront donner la troupe [1], renvoyant les revendications sociales au panier à linge, et nous aurons été les idiots utiles de maîtres hypocrites. Ils sont les complices et les coorganisateurs de la transformation entrepreneuriale du théâtre public, ils épousent sans vergogne les stratégies marketing, y entrainent bon gré mal gré les artistes aux abois, réduits à s’incarner en marques [2], à courir les uns contre les autres pour quelques bouts de coproduction, des miettes de reconnaissance, cinq minutes de prise de parole.
Souhaitons-nous contribuer à l’allègement à peu de frais de leur conscience, en les associant à l’expression de nos justes colères ?

« Culture en danger » peut on lire sur les pancartes. De quoi parle-t-on ? D’une corporation, d’un système socio - économique, de métiers essoufflés d’eux mêmes, pris au piège d’une course qu’ils ont organisée pour eux seuls, d’une organisation toujours plus lourde qu’il faut entretenir et servir [3], à mesure qu’elle asservit l’art à ses règles, à ses normes et à ses attendus ; qu’elle nous contraint à grossir le peloton à sa suite, équipiers involontaires et dociles de champions ineptes, étouffés par le consensus mou, la réduction des œuvres au rang de thématiques [4], et la peur de déplaire.

Nous n’avons rien à faire de la « culture », apanage bourgeois des dominants qui se l’étalent en gémissant pour masquer le vide de leur pensée. Nous avons à faire avec l’art.
Pour nous, les empêchements et les interdictions existaient déjà. La sélection œuvrait avant le Covid – elle œuvrera après, plus âpre, plus incontournable encore, car elle est nécessaire à légitimer le pouvoir prescripteur des CDN, théâtres et scènes nationales, conventionnées, labellisées, enrubannées (il faut bien que quelqu’un choisisse, dise ce qui est bien et ce qui ne l’est pas, distribue la parole et la reprenne).

Nous ne souhaitons pas rouvrir les théâtres pour que tout recommence : dedans, le monde d’après s’y dessine en pire que celui d’avant. Les chaises musicales s’accélèrent au sommet de la pyramide [5], les files d’attentes s’allongent à sa base [6], et la bataille se poursuit entre les prétendants du haut et du bas, plus féroce que jamais. Loin de changer quelque chose à la désorganisation générale, la « crise » amplifie les tendances, creuse les fossés.

Bâtissons nos propres rêves, tôt ou tard nous arpenterons hilares les ruines de leurs cauchemars. D’ailleurs c’est partout le cas, ça l’était bien avant la pandémie.

Partout des artistes et leurs ami.e.s s’essaient à d’autres fins du monde : sur les campus désertés, dans les églises vides, les maisons de quartier mal dotées, les hangars abandonnés, les salles des fêtes en bout de route.
Sortons des théâtres ! Occupons tout partout ailleurs, tout est chez nous, tout est à nous ! Habillons les rues de poèmes furieux, les forêts de dénouements équivoques, les open spaces d’hallucinations tranchantes.
N’usons pas de publicité, œuvrons cachés, dessinons en transparence la nouvelle carte, elle finira tôt ou tard par apparaître à celles et ceux qui voudront se repérer.
Terrassons en chantant les règles imposées – les gestes barrières ne sont qu’une injonction supplémentaire qui achève de nous désapproprier de notre art.

Reprenons le pouvoir sur notre désir. Ne les laissons plus choisir pour nous.
Dès que possible, avec ou sans argent, inventons de nouveaux lieux, artistes amateurs et artistes vivants de leur art, voisins et voisines, peintres et plasticien.nes, intellectuel.les, musicien.nes de tous poils, paysan.nes, étudiant.e.s, toutes celles et tous ceux qui voudront bien recréer des lieux de désordre et de vie, pour une semaine ou pour six mois, pour l’occasion ou pour toujours.

On le fait ?

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