La vie rurale au XXIe siècle

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Encore une petite intervention depuis la Montagne limousine, qui cherche à soulever quelques questions concrètes sur la possibilité d’une vie digne et libre dans l’époque qui s’ouvre.

Comme chacun aura pu s’en rendre compte, l’apparition d’une nouvelle maladie contagieuse que l’on ne sait pas soigner est immédiatement devenue l’occasion de mettre en place des mesures de contrôle centralisé des populations qui 1) vont bien au-delà du strict nécessaire, 2) sont frappées d’un nombre manifeste d’incohérences, et 3) font opportunément l’impasse sur les raisons réelles de la surmortalité causée par le COVID-19.

Dans un tel contexte, notre propos n’est pas de discuter de la dangerosité de cette nouvelle maladie, ni de la nécessité de prendre des mesures de protection, mais de tenter de faire la part des choses et d’imposer des limites au contrôle social qui s’étend, avec pour enjeu la capacité pour chaque territoire (ou quartier ?) à déterminer par lui-même les justes mesures à prendre.

Nous ne sommes pas des « enfants » ni des « irresponsables », mais des êtres humains conscients de l’apparition d’un nouveau danger, conscients du sérieux qu’il y a à savoir s’en prémunir, mais également conscients que celui-ci ne doit pas être le prétexte à une dépossession toujours plus grande de nos existences et à un confinement mental sans retour. Car en effet tout peut changer ; tout est même déjà en train de changer ; mais il tient sans doute un peu à nous, et à chacun, de faire en sorte que cela soit dans le bon sens…

Faire (et refaire) la part des choses

Considérons simplement les recommandations que l’OMS a fait connaître le 13 avril, à l’intention de tout pays qui voudrait lever les mesures de confinement :

  • La transmission du virus doit être contrôlée.
  • Un système de surveillance doit être mis en place pour détecter, isoler et traiter les patients.
  • Les épidémies dans les hôpitaux et les maisons de retraite doivent être réduites au minimum.
  • Des mesures préventives doivent être mises en place dans les lieux essentiels tels que les écoles et les lieux de travail.
  • Le risque d’importer la maladie de l’étranger doit être maîtrisé.

La mise en œuvre de telles mesures implique-t-elle vraiment de mettre en place un « état d’urgence sanitaire » qui permet de gouverner par décret et de faire reculer encore les droits fondamentaux ? De déployer des drones, des gendarmes et des applications mobiles pour surveiller ou réprimer l’intégralité des populations, jusqu’à faire subir à certaines bourgades (comme Faux-la-Montagne, d’où pourtant le COVID est presque totalement absent) un quasi-état d’occupation ? De créer un délit de non-respect du confinement passible de peines de prison, ou d’encourager la délation comme le font certains élus, alors que de très nombreuses personnes, travaillant dans des secteurs non essentiels, sont dans le même temps contraintes de poursuivre le travail, lors même que pour d’autres, le besoin de se déplacer, de prendre l’air ou d’être visitées sera puni parce qu’il ne rentre pas dans les cases ?
Quelles réponses conscientes et responsables pourrions-nous apporter au même genre de recommandations, ou à d’autres qui nous sembleraient plus adéquates, dans un monde où ce ne serait pas l’État qui décide autoritairement de tout depuis son point de vue de gestion des masses (forcément considérées comme inconscientes) ?
Faire la part des choses devrait commencer par une réflexion collective à cet endroit : une réflexion commune et libre, à la mesure des enjeux, des énergies et des possibilités de chaque territoire, qui permette une fois mise en place de s’intéresser à nouveau à tout ce qui n’est pas la « nouvelle menace », mais d’affronter encore les anciennes qui perdurent, ainsi que de retrouver anciens et nouveaux plaisirs.
Il faudra en outre que se pose la question de la responsabilité de la situation : la pandémie actuelle n’est pas un fait « naturel ». Le système politique en est directement responsable. La destruction des autres espèces vivantes et le saccage des milieux sauvages toujours justifiés par la recherche insatiable de profits ont conduit à l’apparition de maladies contagieuses – Ebola, grippe aviaire, SRAS, etc. - à un rythme qui s’est accéléré à la même vitesse que celui des élevages concentrationnaires. Dans le même temps les organismes humains soumis à l’alimentation chimique et industrielle, à la pollution de l’air, au stress, ont été considérablement affaiblis. Cancers, diabète, obésité, etc., sont bien des maladies de civilisation. Les solutions à la crise ne pourront pas venir de ceux qui l’ont engendrée, ni des conditions de vie qu’ils perpétuent.

Comment imposer des limites au contrôle social ?

Le chantier est vaste, et il n’a pas attendu l’aggravation de ce contrôle pour être nécessaire. Pourtant, en cette période, il devient plus évident que jamais qu’on a davantage besoin de soignants, de matériel médical, de lits d’hôpitaux et de places en soin intensif, que de drones, matériels et logiciels de maintien de l’ordre comme ceux que le gouvernement est en train de commander à l’heure actuelle ; qu’on a besoin de solidarités populaires et conséquentes, à taille humaine, plutôt que de surveillance mutuelle et globale.
Ce qui est sûr en tout cas, c’est qu’il y a des mesures qu’on peut, voire qu’on doit refuser : il en va de la possibilité d’une vie digne et libre face à un état d’urgence qui s’annonce déjà sans retour. Certes il est difficile d’imaginer ce qui nous permettra dans les conditions actuelles de nous opposer à ce que l’on n’a pas pu empêcher auparavant. Mais l’arrêt de beaucoup de nos activités devrait nous inciter à nous affranchir de la peur et de l’urgence pour retrouver le sens de l’essentiel, prendre la mesure de nos échecs passés, et le temps de préparer sérieusement la riposte qui s’impose.
Ceci n’est qu’une invitation ; la colère gronde, chacun sait qu’elle a ses raisons. La liberté et la justice sociale sont à défendre, à réinventer et à exercer dès aujourd’hui : donnons-nous cette chance et ce courage.

Déterminer par nous-mêmes les mesures justes. Rendre à nouveau la vie possible

Pourquoi le marché d’Eymoutiers a-t-il été annulé le samedi 22 mars alors même que le supermarché restait ouvert ? Pourquoi l’ « autorité administrative » a-t-elle menacé de l’interdire à nouveau au prétexte de la présence de quelques gilets jaunes qui pourtant, respectaient ostensiblement les distances et la jauge de sécurité ? Pourquoi la mairie de Felletin n’a-t-elle pour sa part autorisé la distribution de produits locaux que sous la forme d’un drive-in ? Pourquoi toutes les autorités privilégient-elles systématiquement les activités marchandes, alors qu’elles menacent de verbalisation ceux qui ont l’audace de se déplacer à vélo ou veulent maintenir des activités de jardinage bénévoles ?
Chacun pourra apporter ses propres réponses à ces questions.

Ce que l’on peut constater en revanche, c’est que ce sont les gens eux-mêmes qui ont mis en place les réseaux de distribution de produits afin de continuer à se nourrir et à nourrir leurs concitoyens. Que nous sommes capables par nous-mêmes de respecter les mesures qui s’imposent, de mettre des gants ou un masque, d’utiliser des désinfectants, et tout ce qui s’avère nécessaire ; et que ce n’est certes pas par dévotion envers un État en plein délire autoritaire, mais simplement parce qu’on n’a pas envie de tomber malades ou de contaminer les autres. Alors qu’à l’inverse, l’application zélée des mesures aveugles a amené, par exemple, des hôpitaux et des pharmacies à refuser, malgré la pénurie, des masques « faits maison » selon des méthodes homologuées par le CHU du Grenoble ; qu’il a amené des forces de l’ordre à verbaliser des personnes qui venaient simplement saluer par la fenêtre leurs aînés placés en EHPAD (ces aînés qui pourtant sont déjà en train de mourir par centaines, mais d’abord d’angoisse et de solitude), etc.
Nous ne pouvons pas attendre que ceux qui gèrent la crise dans la confusion et la soumission aux intérêts marchands déterminent les règles qui permettront que tout recommence « presque » comme avant : nous devons nous préparer à mettre en place nous-mêmes, et à les revendiquer dans nos gestes, les mesures qui permettent une vie sociale digne et libre.

  • Comment rendre à nouveau possible la visite et le soin aux personnes isolées sans répandre le virus ou s’exposer soi-même ?
  • Comment s’autoriser à nouveau à construire des maisons, à se nourrir et nourrir les autres, à se chauffer et se déplacer, sans dépendre pour cela de la reprise mondiale des flux ?
  • Comment soigner ceux qui tombent malades aujourd’hui, ou le seront demain, du même virus ou d’un autre, sans dépendre pour cela de l’organisation centralisée et marchande de la santé publique ?
  • Comment inventer de nouvelles formes quotidiennes de relations sociales, familiales et amicales, qui n’impliquent ni la soumission apeurée à des mesures aveugles, ni l’exposition mutuelle et possiblement contagieuse ?
  • Comment rendre à nouveau possible les activités associatives et culturelles, et toutes ces activités non marchandisables qui font que la vie est plus intéressante et riche que la poursuite quotidienne d’un gagne-pain ?
  • Comment tirer parti de la débandade historique d’un système qui repose sur l’individualisme, le profit et la crise, pour changer enfin la vie, le travail, voire la société toute entière ?

Ce n’est que par nous-mêmes que nous pourrons inventer et mettre en place des réponses pratiques à ces questions essentielles, et à celles qui s’y ajouteront. Ici, peut-être plus que dans des cités dortoir de béton surpeuplées où les flics tendent des embuscades à chaque coin de rue (même si là-bas aussi, fort heureusement, il en est qui ne se laissent plus faire), nous avons la possibilité d’inventer par nous-mêmes une vie avec ce virus, ou malgré lui et tous les autres, et de renvoyer les mesures de répression et de contrôle à ce qu’elles n’ont jamais cessé d’être : des pratiques coloniales. Pour cela des choix essentiels sont déjà à faire : il le seront aussi à chaque nouvelle vague, à chaque nouvelle pandémie – celles que les États s’apprêtent déjà à « administrer » en notre nom à coups de confinements temporaires et localisés, avec un totalitarisme qui ne connaîtra désormais lui aussi plus que quelques variations de degrés.
La période qui s’ouvre sera celle du gouvernement mondial des corps, ou celle de la reprise en main de nos vies et de notre santé commune ; entre les deux, reste une vieille rengaine à peine réformée : « celui qui est prêt à sacrifier un peu de sa liberté pour un peu plus de sécurité sanitaire risque bien de n’avoir ni l’un ni l’autre ».
Bienvenue au XXIe siècle.

Montagne limousine, le 19 avril 2020