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Retour sur les manifestations à Limoges pour sauver Sacco et Vanzetti (1927)

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Quatre-vingt-dix ans ont passé depuis l’exécution de Sacco et de Vanzetti, sorte d’affaire Dreyfus à l’américaine. Le contexte des années 1920 ressemblait à celui d’aujourd’hui, en plus brûlant encore, avec l’arrivée de millions de migrants fuyant la misère, des inégalités sociales sordides, un patronat intraitable et violent, des attentats meurtriers, un gouvernement xénophobe et un Ku Klux Klan au sommet de sa puissance.

L’affaire Sacco et Vanzetti, c’était l’Amérique réactionnaire accusant l’immigration de masse. En particulier les Italiens, considérés comme une race inférieure. En 1920, l’ouvrier Nicola Sacco et le marchand ambulant Bartolomeo Vanzetti, anarchistes et syndicalistes, sont accusés du braquage d’une usine et d’un double meurtre dans le Massachusetts.

Le procès est une mascarade, dans laquelle trempe l’élite blanche anglo-saxonne de Boston. Des preuves balistiques sont fabriquées, des témoignages inventés. En 1921, dans une ambiance cocardière, Sacco et Vanzetti sont condamnés à mort. Une grande campagne internationale pour les sauver s’ouvre alors.

À Limoges, un mouvement unitaire de solidarité particulièrement puissant se développe dans le monde ouvrier et parmi la population. Ainsi, la grande manifestation de 1927, à la veille de leur exécution, figure incontestablement parmi les plus importantes du XXe siècle dans la ville. Ce mouvement fut d’autant plus remarquable qu’il ne s’agissait pas de revendications matérielles directes et corporatives mais de solidarité internationale. Ainsi, Marie Dussartre, ouvrière syndiquée de la chaussure, fit sa toute première grande manifestation à cette occasion. Figure populaire fidèle jusqu’à sa mort à tous les défilés revendicatifs de Limoges, elle avait toujours à la bouche, lors des manifestations exceptionnelles, ces mots : « Tu vois, petit, c’est comme pour Sacco et Vanzetti. » La manif du 8 août 1927 était pour elle LA référence. Nous nous devons de le rappeler en sortant cette histoire de l’oubli. En voici le récit.

À Limoges, les principales étapes du mouvement

Le 30 octobre 1926, le Comité de défense sociale, structure de défense des militants poursuivis créée par des libertaires, appelle à un meeting à Limoges, grande salle des Conférences (place de la République), pour arracher à la mort Sacco et Vanzetti, condamnés depuis 1921. Les syndicats autonomes [1] de la chaussure (responsable Brissaud) et de la céramique (responsable Roux) s’associent à cette manifestation.

Un rapport de police indique que 200 personnes y ont assisté (de 15 heures à 17 heures) ; Lamende, communiste, au nom du Secours rouge, Mathieu, secrétaire de la 25e région confédérale CGT unitaire, y ont pris la parole, le dernier proposant d’aller devant le consulat US à Limoges (rue d’Isly) [2].

Un Comité Sacco-Vanzetti sera constitué par la suite. Fin juin, début juillet 1927, la mobilisation s’intensifie (l’exécution est prévue le 16 juillet).

Le samedi 2 juillet 1927 un meeting « pour sauver Sacco et Vanzetti » se tient de 15 h 30 à 16 h 45 salle de l’Union, rue de la Fonderie (actuelle rue des Coopérateurs). On apprend ce jour-là un report de l’exécution de trente jours, ce qui la situerait au plus tôt le 10 août.
Selon la police, 600 à 700 personnes participent à ce meeting présidé par Roux du syndicat autonome de la céramique. Brissaud (syndicat autonome de la chaussure), Vardelle (syndicat CGT confédérés) et Perrin (secrétaire régional du Parti communiste) y prennent la parole. Il est décidé qu’une délégation composée d’un membre de chaque formation présente, accompagnée par Léon Betoulle, le maire, se rendrait au consulat américain. Décision est également prise d’envoyer un télégramme demandant l’élargissement des deux condamnés à l’ambassade des États-Unis.

Le vendredi 22 juillet 1927, le conseil municipal de Limoges, lors de sa cession ordinaire, vote une « motion pour sauver Sacco et Vanzetti » (dixit Le Populaire du 23 juillet), un « vœu » (selon un rapport de police) demandant au gouvernement du Massachusetts leur libération.

Le vendredi 5 août Le Populaire titre à la une : « La grâce est refusée à Sacco et Vanzetti, exécution prévue le 10 août après avis du gouverneur. »

La manifestation du lundi 8 août 1927

Elle est l’expression à son sommet de l’émotion populaire et de la mobilisation politique soulevées à Limoges par cette affaire. Une quinzaine d’organisations appellent à la manifestation. Il s’agit du Comité Sacco-Vanzetti, du Comité de défense sociale, de l’ARAC [3], du Parti communiste, de la FOP [4], de la Loge mixte franc-maçonne (l’Accueil fraternel, le Droit humain), des Jeunesses communistes, du Groupe libertaire, du Parti socialiste, des syndicats autonomes de la chaussure, de la céramique, de l’habillement, et de l’ameublement, du Secours rouge, de l’Union locale unitaire, de l’Union départementale des syndicats confédérés, des Jeunesses socialistes, et de la Ligue des droits de l’homme.

Le rassemblement a lieu place de la République à 17 heures. Le cortège, immense (6 000 à 7 000 manifestants pour la police, 15 000 pour Le Populaire, plus de 10 000 pour Le Travailleur , suivra la rue Fitz-James et du Général-Cerez, l’avenue Garibaldi, passera place Carnot, rue François-Chénieux, place Denis-Dussoubs, et s’arrêtera à la préfecture vers 18 h 30 ; pour finir il descendra le boulevard Carnot, passera au carrefour Tourny et se retrouvera place de la République, lieu de sa dispersion. Il faut noter que la manifestation s’étoffa très notablement en traversant à l’heure de la débauche (18 heures) le quartier très ouvrier de Carnot où siégeaient nombre d’usines.

Le chroniqueur du Populaire (« Camille ») relate d’une manière très significative le rassemblement en ces termes : « J’ai vu hier un spectacle impressionnant qui me rappelait les grands jours de 1905 et 1920 quand, profondément unie par l’action, la masse des travailleurs limousins manifestait dans la rue. »

De son côté le « journaliste » du Travailleur parle « d’une immense mer humaine qui ondule autour des drapeaux rouges groupés sous le balcon de la Salle des conférences ».

Avant le départ de la manifestation, surplombant la place depuis le balcon de la Salle des conférences, quatre représentants du « front uni » des organisations initiatrices prononcent chacun une courte allocution : Brissaud, Dubant (adjoint au maire et secrétaire de la section socialiste de Limoges), Perrin et Vardelle (député). L’ordre du jour consiste en une motion de la population de Limoges réclamant la mise en liberté immédiate de Sacco et Vanzetti, innocents.

Il est cependant à noter la mise en scène autour d’un petit incident lors de l’arrêt à la préfecture. Événement qui illustre l’âpreté des rivalités sous-jacentes entre organisations de gauche pour l’hégémonie sur la classe ouvrière et l’électorat populaire ; mais aussi exemple caractéristique de leurs tentatives incessantes de se servir, d’instrumenter le mouvement. Ainsi Leboursier, responsable CGT unitaire venu de Paris pour soutenir une grève qui se déroulait au tramway, profita avec des militants du PCF de cet arrêt pour faire écho à cette grève. Des militants libertaires et socialistes, semble-t-il à l’unisson pour l’occasion, protestèrent aussitôt. Le lendemain Le Populaire dénonça, non sans fausseté, l’intervention de Leboursier, car ses colonnes profitèrent aussi, mais peut-être plus insidieusement, de la mobilisation populaire en solidarité à Sacco et Vanzetti pour placer notamment un peu de propagande (socialiste) sur les prochaines élections législatives de 1928.

Le 11 août un nouveau sursis, de 10 jours, est « accordé » aux deux condamnés, reportant au 22 la date de l’exécution.

Les organisations qui furent à l’initiative de la grande manifestation du 8 août appelèrent une nouvelle fois la population limougeaude à manifester « contre l’assassinat » (titre en caractères très gras de l’affiche d’appel) le lundi 22 août à 15 heures. L’heure du rassemblement impliquait donc une demi-journée de grève.

La manifestation du 22 août

Rapportant cet événement au ministre de l’Intérieur, le préfet note que la plupart des usines ont chômé. Mais, probablement sous le choc de l’imminence des exécutions, la population ne s‘exprima pas avec autant d’éclat que le 8, jour d’élan exceptionnel. Toutefois le cortège demeurait imposant et 7 000 à 8 000 manifestants empruntèrent l’itinéraire parcouru deux semaines auparavant.

Vers 16 h 30, lors de l’arrêt à la préfecture, Léon Betoulle prit la parole en qualité de maire de Limoges. Depuis le haut du perron, il stigmatisa l’acte de barbarie consistant à exécuter des hommes six ans après les avoir condamnés, évoqua la solidarité ouvrière pour cette cause humanitaire, appela contre la peine de mort et demanda l’amnistie des condamnés. Avant la dispersion, Masbatin, au nom du Groupe libertaire, remercia les manifestants.

Le 23 août 1927 juste après minuit

« Le crime légal est accompli » titre sur trois colonnes à la une Le Populaire du 24 août. Sacco et Vanzetti ont été exécutés ; des manifestations de colère et de deuil à l’image de celle du 22 août à Limoges ont lieu dans le monde entier.


P.-S.

Sources :

  • Archives départementales de la Haute-Vienne, fond des périodiques :
    IL 416Le Populaire du Centre, quotidien de quatre pages « sous le contrôle de la Fédération socialiste du Centre » ;
    IL 307Le Travailleur du Centre-Ouest, hebdomadaire régional (de 4 pages) du Parti communiste ;
  • Archives départementales de la Haute-Vienne, sous-série 1M, Administration générale du département :
    1M 199 — Organisation politique : dossier « Comité de défense sociale et Comité local Sacco et Vanzetti, action en faveur de S. et V. ».
  • Archives départementales de la Haute-Vienne, sous-série 4M, Police :
    4M 174 — Dossier « Rapport du commissaire spécial au directeur de la Sûreté sur l’état d’esprit (1924-1929) ».
  • Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (MAITRON), sur CD ROM, première édition, 1997.

Notes

[1la CGT , fondée en 1895 à Limoges, a connu une grande scission nationale après la révolution russe de 1917 et la création du PCF en 1920. En 1927, à Limoges, la vieille CGT est divisée entre les « autonomes » (de sensibilité anarcho-syndicaliste et ayant refusé la scission), les « confédérés » (hostiles à la révolution d’Octobre et de sensibilité socialiste) et les « unitaires » (révolutionnaires favorables au PCF) ; ces trois tendances se réunifieront avec la venue du Front Populaire (1936).

[2Un consulat des États-Unis a existé à Limoges, jusqu’en 1927, en raison notamment de l’industrie porcelainière dominée par les Havilland, famille de négociants new-yorkais installée à Limoges au milieu du XIXe siècle pour développer l’industrie porcelainière (leur première grande usine était située à l’emplacement de l’actuel Centre Saint-Martial, avenue Garibaldi).

[3ARAC : Association républicaine des anciens combattants, née en février 1917, organisation de gauche où, par la suite, les militants communistes de la IIIe Internationale furent actifs.

[4FOP : Fédération ouvrière et paysanne des associations de mutilés de guerre. Constituée en juin 1919 cette organisation de gauche, unitaire au départ, connaîtra peu après ces manifestations (1928) une scission.