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Pièce et main d’oeuvre, dérive à l’extrême droite

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Un court texte consacré aux auteurs Murray Bookchin et Edward Abbey pose la question d’une dérive à l’extrême droite de « Pièce et main d’oeuvre » (PMO), un groupe de militants grenoblois luttant contre l’omniprésence de la technologie dans la société.

Ce texte est placé en introduction des numéros 16 et 17 de la bibliothèque verte de leur site web et consiste en une présentation des deux auteurs.

Ce texte est reproduit ici :

On a rencontré notre premier « municipaliste », il y a deux ans, lors d’une réunion d’opposants au « développement » (industriel et économique). Sévère, excédé, le type nous faisait la leçon avec un brin d’agacement comme s’il était fâché d’être là et de perdre son temps avec nous. Allez savoir, c’est peut-être ce qui marche avec les Kurdes du Rojava, nous on respecte les différences culturelles. Après on a compris que le type, comme tous les militants, copiait le maître - Murray Bookchin (1921-2006) - un authentique judéo-bolchevique de la bonne époque (quoique né à New York), longuement et stupidement communiste, stalinien puis trotskyste, avant de virer anarchiste (hum) et d’étendre à la dégradation du monde et de ses habitants, une analyse anticapitaliste mâtinée d’anti-industrialisme. Aujourd’hui, on dirait « écosocialisme » et il s’agit toujours de théoriciens marxistes et/ou trotskystes (Michael Löwy, Daniel Tanuro, Razmig Keucheyan, Andreas Malm, etc.), faisant grand tapage autour du « Capitalocène », afin de taire le Technocène.
Ceci dit, mis à part ses pulsions hégémonistes (on ne se remet jamais tout-à-fait d’un dressage bolchevique), Bookchin a eu son moment d’utilité lorsqu’il a publié Notre environnement synthétique (juin 1962) - une percée anti-industrielle qui a précédé de quelques mois le Printemps silencieux de Rachel Carson - avant de sombrer finalement dans les illusions d’une technologie émancipatrice - c’est-à-dire émancipée du capitalisme. Le bonhomme a fait aussi des entrechats dialectiques entre nature et culture qui devraient lui valoir les faveurs des néo-animistes, farouches ennemis de ces dualismes qui nous ont fait tant de mal.

Bref, si vous voulez rire, lisez plutôt Edward Abbey (1927-1989), son contemporain et double moqueur. Egalement anarchiste - et même fin connaisseur, mais indemne de toute séquelle communiste, plutôt dans la veine beatnick, genre Bukowski élevé à la ferme, lecteur de Whitman, ivrogne, coureur, bourlingueur, écrivain, prof de fac et inspirateur des éco-saboteurs d’Earth First !
Bookchin est à l’est. Abbey est à l’ouest. Bookchin veut mettre le prolétariat aux commandes de la Machine. Abbey veut détruire la Machine - et le prolétariat. Abbey défend la sauvagerie parce qu’il éprouve comme nous le lien entre nature et liberté. C’est la servitude volontaire qu’il combat, tout autant que l’amour du pouvoir. Que celui-ci s’achève dans le capitalisme ou le communisme l’indiffère, puisque dans tous les cas c’est le système technocratique qui s’étend. Bookchin (et les bookchinistes), a beaucoup fulminé et vitupéré contre Abbey : raciste, sexiste, arrogant, grossier, etc. Abbey a beaucoup ri, et fait rire, de Bookchin (notamment dans Le retour du gang). Ils se sont aussi retrouvés quelquefois à la même table et autour de quelques idées. A vous de faire le tri.

Bien entendu, nombre de thèses de Bookchin sont critiquables, à commencer par celles relatives au « municipalisme libertaire » qui recycle pas mal d’illusions sur le fédéralisme américain des pères fondateurs de l’Union. Mais, là, entre les mains de PMO and C°, il est question de prendre prétexte des limites de Bookchin pour calomnier, mine de rien, les tendances radicales aux USA, au point de le traiter de « judéo-bolchevique » et pour faire l’apologie, via Abbey, des tendances les plus réactionnaires de la Deep Ecology. Trop, c’est trop ! Jusqu’à quand des révolutionnaires présumés vont-ils continuer à traiter de pareilles crapules comme des « camarades » fréquentables ?

Deux auteurs du site Ecologie sociale ont également réagie à ce texte en mai 2021 :

On savait que « Pièces et main-d’œuvre » cultivait une technophobie aussi fanatique et bornée que la technolâtrie qu’ils combattent, mais pour ma part, du moins, je ne les situais pas dans une extrême-droite – anti-sémite ? Outre les mensonges (« Bookchin veut mettre le prolétariat aux commandes de la machine ») ou les semi-mensonges (Bookchin n’a été membre d’une organisation du PC que brièvement pendant son adolescence) on appréciera le « judéo-bolchévique »... Ça pue, non ?
Je veux croire que R. Garcia n’avait pas lu ce préambule lorsqu’il a fourni sa copie à la « bibliothèque verte » de P&M-O...

Daniel Blanchard, www.ecologiesociale.ch

Difficile de ne pas réagir à un tel texte, si caricatural et condescendant. Caricature de Bookchin, présenté comme « longuement et stupidement communiste, stalinien puis trotskyste » alors qu’il a quitté le PC étasunien à la fin de l’adolescence et qu’il prend ses distances avec le trotskisme dès le milieu des années 40, achevant la rupture dans les années 50. Il a alors la trentaine et va largement faire sa propre autocritique (fait assez rare dans le milieu militant...) et celle du communisme. Mépris également pour le peuple kurde en lutte, avec cette formule choquante de condescendance : « Allez savoir, c’est peut-être ce qui marche avec les Kurdes du Rojava ». Absence d’arguments dans les prétendues « pulsions hégémonistes »... Not last but least, je m’associe à Daniel Blanchard sur la remarque affligeante de « un authentique judéo-bolchevique de la bonne époque ». Le débat gagnerait à sortir des caricatures, des attaques personnelles et des commentaires inutilement provocateurs et rance.

Quant à la célébration d’Edward Abbey et de ses romans « qui font rire », légitime-t-elle de passer sous silence ses propos contre l’immigration (notamment mexicaine aux USA, dans la pure lignée trumpienne) ? Des immigré.e.s qu’il s’agit d’accueillir à la frontière du Mexique le fusil à la main (qui rigole, vraiment ?). La question écologique semble moins préoccuper Abbey dans un texte de la fin des années 80 [1] et cité dans le papier de Garcia que leur « mode de vie étranger qui – soyons honnête à ce sujet – n’attire pas la majorité des Américains. ». « How many of us, truthfully, would prefer to be submerged in the Caribbean-Latin version of civilization ? » nous demande ce « double moqueur » de Murray Bookchin, dont l’écologie, aussi juste soit-elle sur la question d’un déséquilibre naturel flagrant, n’a pas grand-chose de sociale...

La jeunesse de Bookchin nous paraît moins critiquable en soi que Abbey dans la force de l’âge et on peine à comprendre comment, par honnêteté intellectuelle, on peut condamner l’un et absoudre l’autre. Bookchin ne « glapit » pas (comme cité cette fois dans la description de Garcia) par simple opportunisme ou mauvais caractère, mais parce qu’Abbey décrit les immigrants comme « moralement, culturellement et génétiquement inférieurs » [2].

Abbey n’a pas à être applaudi comme « anarchiste indemne de toute séquelle communiste ». Ses séquelles, malheureusement, sont bien d’un autre bord. Oui, Edward Abbey a eu d’autres textes plus intéressants que celui cité ici et on reconnaîtra leurs apports, mais sans chercher à le faire passer pour un gai luron et rire avec lui de ses critiques. On reconnaîtra de même à Bookchin ses défauts, ses changements idéologiques (aussi une preuve d’intelligence), la caricature de ses opposants, sa condescendance parfois. Mais Bookchin n’a jamais perdu son humanisme en chemin et a pris sur lui de s’opposer ouvertement à qui oubliait ces fondements sociaux. La réputation qu’on lui fait a beaucoup pâti de ses coups de gueule, c’est un fait. Mais ont-ils été pourtant toujours vains et dénués de fondements ?
Sur le fond comme sur la forme, la présentation introductive, partielle et partiale, à ces deux pièces est entachée de honte. Oui, Bookchin a critiqué Abbey, et il a bien fait. D’autres auraient dû et devraient encore lui emboîter le pas comme face à toute vision écologiste qui tendrait vers les dérives les plus immondes.

Vincent Gerber, www.ecologiesociale.ch



Notes

[1Edward Abbey, “Immigration and Liberal Taboos”, https://compassrosebooks.blogspot.com

[2Ibid. Les mots originaux sont : « hungry, ignorant, unskilled, and culturally-morally-genetically impoverished people. » Il y a une différence avec la version citée par Renaud Garcia dans son texte, elle-même tirée de la version publiée dans One Life at a Time, Please, qui mentionne « generically » au lieu de « genetically », qui a amené Renaud Garcia à traduire « de manière générale, démunis sur les plans culturel et moral ». N’ayant pas accès à la source première, parue dans le New Times de Phoenix en 1983, il est difficile d’attester de la version originale. Reste que la mention de « génétiquement inférieurs » est reprise par de nombreux commentaires au texte avant 1988, y compris dans l’introduction américaine de Steve Chase au livre Quelle écologie radicale ?, éd. ACL, page 32 dans la première édition. On peut imaginer qu’Abbey ait reconnu son erreur et modifié son propos pour la republication en recueil, ou que l’éditeur ait demandé cette modification. Il est possible également qu’une mauvaise transcription reprise un peu partout ait obscurci les mots d’Abbey. Nos excuses quoi qu’il en soit à Renaud Garcia pour avoir lancé une polémique qui n’aurait pas dû toucher son propos. A noter que Wikipedia aborde ce débat dans la partie « Talk » de l’article dédié à Edward Abbey : « generically » a été remplacé par « genetically » en 2015 (se basant sur une version de l’article, publiée en 1996, dans The Serpents of Paradise), avant de voir « generically » réintroduit en 2018, à nouveau sur la base de One Life at a Time,
Please.