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Du prosélytisme raciste et sexiste au lycée Suzanne-Valadon

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Lundi 3 juillet, 11 heures du matin, l’ensemble des personnels du lycée Suzanne-Valadon à Limoges est réuni pour assister à ce qui va s’avérer être le dernier discours de celle qui a été pendant dix ans la proviseure du lycée. La cheffe.
Un pupitre transparent a été installé pour l’occasion, elle pose ses feuilles, elle commence à lire. La solennité de cette présentation aurait dû alerter les présents.
Pour rappel, le lycée Suzanne-Valadon, considéré autrefois comme un « lycée de fille », recrute aujourd’hui principalement dans le quartier de Beaubreuil ou la ZUP du Val-de-l’Aurence.
Depuis un peu plus d’un an, un des combats personnels de cette cheffe d’établissement scolaire, c’est l’abaya, cette robe devenue vêtement religieux, sous prétexte que des jeunes filles, ressemblant à l’image que la France raciste se fait des musulmanes, la portent. Sous couvert de respect de la laïcité et de libération de la femme.
Cette année, lorsqu’il est arrivé que des lycéennes puissent avoir la parole, elles ont rappelé que l’abaya n’était pas un vêtement religieux. Ce à quoi certains collègues ont dit « c’est forcément ostentatoire puisque seules les musulmanes en portent », alors même que l’abaya ne fait pas partie des signes religieux visés par la loi de 2004. Les lycéennes ont confié se sentir épiées par certain.e.s professeur.e.s et mal à l’aise, stigmatisées.
Cela a donné lieu à des situations ubuesques, certain.e.s collègues allant parfois jusqu’à poursuivre les élèves dans les couloirs en scandant « elle a une abaya, elle a une abaya ! »
Bon. On pourrait en parler sur plusieurs pages, mais ce n’est pas l’objet de ce texte.
Là, on écoute un discours, d’une proviseure, qui part et qui – sans doute – veut laisser une impression à l’assemblée présente.

Le retour des hussards noirs

Assez rapidement, arrive le mot laïcité. C’est son combat, et doit devenir celui des professeurs. Pour l’occasion, elle en appelle alors au Charles Péguy des années 1910, celui qui affirme sa foi catholique (et la laïcité dans tout ça ? Ne vaudrait-elle donc que contre les musulmans ?) et son patriotisme, son rejet du monde moderne. Elle le cite pour inviter ces professeurs à « redevenir les hussards noirs de la République ». Nous voici donc de retour dans les années 1910, en pleine IIIe République. Passons sur le fait que la référence a plus d’un siècle, ce qui dénote un goût certain pour un conservatisme poussiéreux, qui semble plutôt mal adapté à nos problématiques contemporaines : c’est la mission même à laquelle les invite cette cheffe qui semble pour le moins surprenante, voire dangereuse.
Les « hussards noirs » sont désignés ainsi par Charles Péguy dans son essai L’Argent, essai aux visées idéologiques assez confuses, mais qui en tous cas fait la part belle au « c’était mieux avant », quand chacun connaissait sa place dans l’ordre social. Il appelle alors les élèves-maîtres en formation professionnelle qui ont fait son enseignement les « hussards noirs », en référence à l’uniforme du corps de cavaliers d’élite français, de façon à en faire une armée qui va sortir l’éducation du joug de l’église catholique et transmettre à tous les jeunes français les valeurs de la République. Ce que cette cheffe veut dire, donc, si on traduit la référence, c’est bien que nous sommes face à un danger religieux mettant en péril la laïcité (oubliant que la loi de 1905 ne prend pas du tout en compte la religion musulmane à l’époque et correspond à une société qui a plus de 150 ans). Face à ce danger, le rôle des professeurs serait alors de réaffirmer des valeurs républicaines, jamais nommées, mais qui désignent en fait que la République française, ça n’est pas l’islam. Le jeu des dominations de l’époque coloniale a en effet participé à la construction des populations musulmanes comme une catégorie distincte de la population. Les hommes et les femmes appartenant à ce groupe ont été assignés à une identité distincte du « nous » national, qui se donne à voir dans l’opposition aux « eux » qu’ils représentent. Ils et elles sont les autres, leur présence confine ainsi continuellement à une illégitimité sociale et politique - cette illégitimité qui est le fardeau des dominés et dominées [1].
Et de poursuivre, à propos de l’abaya, voire des bandeaux trop longs, voire du voile (puisqu’un continuum est affirmé : si une jeune fille porte une abaya, demain nous devrons nous battre contre elle et son voile), que « nous ne pourrons contraindre les corps si nous ne convainquons pas les esprits » [2].

Contraindre les corps

Nous sommes là face à une contradiction flagrante et perverse : si elle évoque potentiellement l’idée d’un dialogue (« convaincre »), le dialogue s’annule par l’idée même de la « contrainte ». Il ne s’agit donc pas de convaincre les esprits, mais bien juste de contraindre les corps de ces jeunes filles, pour qu’elles correspondent à ce que la République attend d’elles. (Souvenons-nous de la « tenue » républicaine réclamée par Jean-Michel Blanquer [3].
Le discours est alors ponctué du mot « reconquête », le choix du vocabulaire guerrier dans un contexte islamophobe, remplit sa fonction de nous renvoyer à la colonisation, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit : ces jeunes filles, en s’habillant à leur gré et en étant capables de défendre cette décision, ont quitté la place qui leur était assignée, elles ne font plus partie du peuple défait, soumis, elles affirment une existence libre.
Non contente d’exprimer son racisme ouvertement, cette cheffe est ensuite passée à une réaffirmation du pouvoir patriarcal : elle a commencé par fustiger le manque de respect de « ce que les psychologues appelaient la figure paternelle », figure désignant les professeurs, et leur hiérarchie. Il s’agit ici de désigner ceux qui ont l’autorité et peuvent seuls en faire usage, rappelant alors que la domination est masculine, et qu’il s’agit de s’attacher à la conserver ainsi.
Elle s’est finalement attaquée au fantasme le plus utilisé par l’extrême droite : « L’école n’est pas la promotion du lobby wokiste » [4] Est-il besoin de rappeler qu’il n’y a pas de « lobby wokiste », le terme « wokiste » étant une création monstrueuse, une sorte de chimère dérivée de l’histoire militante afro-américaine, qui appelait les peuples opprimés à se réveiller (le mot « woke » est le passé simple du verbe anglais to wake, qui signifie en français « se réveiller »). Le terme en anglais désigne « le fait d’être conscient des injustices subies par les minorités ethniques, sexuelles, religieuses, ou de toutes formes de discrimination, et mobilisé à leur sujet. » [5]
Le « lobby wokiste » serait donc un groupe de pression visant à lutter contre les discriminations. Qui, à part ceux qui cumulent l’ensemble des privilèges de nos sociétés, pourrait voir un danger dans cet objectif ? Qui, alors, pourrait vouloir diaboliser des militants qui luttent contre ces discriminations ? Ce « lobby wokiste » n’existe que comme élément de langage médiatique de la droite et de l’extrême droite.
Non contente de fournir ce condensé de ce que l’extrême droite en France fait de plus bête et sale, elle a enfin voulu dénoncer « l’angélisme de certains [qui] met de plus en plus en danger toute la communauté éducative ». Retournant ainsi le danger réel que sa vision du monde présente pour des lycéens, contre celles et ceux qui tentent de mettre à mal la violence de l’institution scolaire.
Il nous a semblé important aujourd’hui que ce discours, qui n’a suscité que des murmures indignés et auquel il n’a pas été possible de répondre (elle a orchestré sa sortie en détournant l’attention sur des collègues), soit rendu public : aujourd’hui, il est possible, dans un lycée, devant une assemblée composée de plus de 140 professeurs, de proposer cette vision de l’éducation et de nous obliger à y adhérer en ne laissant pas place à la contradiction. Il est possible, publiquement, dans un endroit où on accompagne la formation de jeunes esprits, de promouvoir un monde de hiérarchisation des êtres, de domination, de violence.